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Trois jours après la scène qu'il avait eue avec sa femme, le prince Stépane Arcadiévitch Oblonsky, Stiva, comme on l'appelait dans le monde, se réveilla à son heure habituelle, huit heures du matin, non pas dans sa chambre à coucher, mais dans son cabinet de travail sur un divan de cuir. Il se retourna sur les ressorts de son divan, cherchant à prolonger son sommeil, entoura son oreiller de ses deux bras, y appuya sa joue; puis, se redressant tout à coup, il s'assit et ouvrit les yeux. «Oui, oui, comment était-ce donc pensa-t-il en cherchant à se rappeler son rêve. Comment était-ce? Oui, Alabine donnait un dîner à Darmstadt; non, ce n'était pas Darmstadt, mais quelque chose d'américain. Oui, là-bas, Darmstadt était en Amérique. Alabine donnait un dîner sur des tables de verre, et les tables chantaient: «Il mio tesoro», c'était même mieux que «Il mio tesoro», et il y avait là de petites carafes qui étaient des femmes.»
Indépendamment de ces deux rues principales, diamétrales, perçant Paris de part en part dans sa largeur, communes à la capitale entière, la Ville et l'Université avaient chacune leur grande rue particulière, qui courait dans le sens de leur longueur, parallèlement à la Seine, et en passant coupait à angle droit les deux rues artérielles. Ainsi dans la Ville on descendait en droite ligne de la porte Saint-Antoine à la porte Saint-Honoré; dans l'Université, de la porte Saint-Victor à la porte Saint-Germain. Ces deux grandes voies, croisées avec les deux premières, formaient le canevas sur lequel reposait, noué et serré en tous sens, le réseau dédaléen des rues de Paris. Dans le dessin inintelligible de ce réseau on distinguait en outre, en examinant avec attention, comme deux gerbes élargies l'une dans l'Université, l'autre dans la Ville, deux trousseaux de grosses rues qui allaient s'épanouissant des ponts aux portes.
La maison Oblonsky était bouleversée. La princesse, ayant appris que son mari entretenait une liaison avec une institutrice française qui venait d'être congédiée, déclarait ne plus vouloir vivre sous le même toit que lui. Cette situation se prolongeait et se faisait cruellement sentir depuis trois jours aux deux époux, ainsi qu'à tous les membres de la famille, aux domestiques eux-mêmes. Chacun sentait qu'il existait plus de liens entre des personnes réunies par le hasard dans une auberge, qu'entre celles qui habitaient en ce moment la maison Oblonsky. La femme ne quittait pas ses appartements; le mari ne rentrait pas de la journée; les enfants couraient abandonnés de chambre en chambre; l'Anglaise s'était querellée avec la femme de charge et venait d'écrire à une amie de lui chercher une autre place; le cuisinier était sorti la veille sans permission à l'heure du dîner; la fille de cuisine et le cocher demandaient leur compte.